21 décembre 2025 |

Ecrit par le 21 décembre 2025

Chorégies d’Orange : une démission pour un festival de moins en moins lyrique ?

Après Raymond Duffaut en 2016, c’est au tour de Jean-Louis Grinda, son successeur à la direction des Chorégies, de jeter l’éponge. Un départ sur fond d’incertitudes planant sur les marges de manœuvres financières du plus ancien festival d’art lyrique du monde qui se voit contraint de réduire la voilure de sa programmation lyrique avec un seul opéra, sans mise en scène, prévu l’été prochain.

‘Bis repetita’… Fin de partie pour le directeur du plus ancien festival d’art lyrique du monde créé en 1869. « Je le regrette amèrement, mais je ne peux pas continuer. J’avais programmé 2 opéras pour 2026, il n’en reste qu’un, faute de moyens. » Ainsi s’exprime Jean-Louis Grinda lors de la présentation de la prochaine saison des Chorégies d’Orange*.
Quasiment ‘Chronique d’une mort annoncée’ puisque le Ministère de la Culture a sabré 200M€ de dotations, que la France n’a toujours pas de budget et que les collectivités locales sont dans la plus grande incertitude concernant leurs dotations.

« En 2026, nous devons alléger la programmation. »

Richard Galy, président des Chorégies et conseiller régional en charge de la culture en Provence Alpes Côte d’Azur.

Pourtant, cette présentation avait commencé tranquillement avec Richard Galy, le président des Chorégies, par ailleurs conseiller régional en charge de la culture en Provence Alpes Côte d’Azur. « Les Chorégies fonctionnent avec une toute petite équipe pour un festival connu dans le monde entier, seulement 7 salariés à l’année. 60% de nos recettes proviennent des billets, auxquels on peut ajouter les subventions de la Région, du Département, de la Ville et de l’Etat, c’est vertueux mais fragile. Par exemple quand Khatia Buniatishvili a annulé son concert de piano en 2024, cela a représenté un déficit de 100 000€, sans parler des intempéries. Cette vulnérabilité ne date pas d’hier. En 2018, un an avant que les Chorégies célèbrent leur 150e anniversaire, elles avaient failli mettre la clé sous la porte. Heureusement, le président de la Région Sud, Renaud Muselier avait renfloué le budget de 2,6M€. Et les années qui ont suivi, il avait fait passer la subvention de 450 000 à 750 000€. Mais la prudence budgétaire reste la règle. Et en 2026, nous devons alléger la programmation. »

Jean-Louis Grinda, directeur des Chorégies d’Orange (à gauche) et Richard Galy, président.

« Une saison ‘light’ ne me ravit pas. »

Jean-Louis Grinda, directeur des Chorégies

Jean-Louis Grinda prend alors la parole. « Certes, une saison ‘light’ ne me ravit pas. D’autant qu’en 2024, nous avions un bilan brut de +300 000€ mais en 2025, nous sommes en déficit de -150 000€. Cette réalité comptable nous oblige, d’autant plus que la ville d’Orange nous demande de libérer plus tôt le Théâtre Antique. Donc d’avoir une programmation moindre dans un laps de temps contracté ».

Le Harlem Gospel Choir. Crédit : DR/Chorégies

Contrarié mais professionnel, le directeur passe en revue le programme des Chorégies 2026. ‘Musiques en Fête’ en juin, ‘The magic of Motown’, la marque de disques iconique de Marvin Gaye, Stevie Wonder, Diana Ross & The Supremes » pour un ‘Harlem Gospel Choir’ le 27 juin. Place à ‘Traviata’ de Verdi le 4 juillet, sans mise en scène – économies obligent – mais avec Nadine Serra dans le rôle de Violetta et Ludovic Tézier, le meilleur baryton actuel dans celui de Giorgio Germont et Paolo Arrivabeni à la baguette face aux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille.

Philippe Katerine pour élargir le public
Le 7 juillet, un ‘inclassable’, le comédien-musicien-chanteur Philippe Katerine. « C’est une folie, comme quand j’ai fait venir Mika » commente Jean-Louis Grinda. « Mais il va attirer un autre public, peut-être des jeunes qui, à terme, pourraient élargir la fréquentation des Chorégies. »

Philippe Katerine sera aux Chorégies le 7 juillet prochain. Crédit : Ronan Thenadey

De la danse, le 13 juillet avec ‘Cendrillon’ de Prokofiev dans une chorégraphie de Jean-Christophe Maillot et une scénographie du plasticien Ernest Pignon-Ernest « Une soirée qui promet d’être inoubliable pour les amateurs ». Et enfin le 18 juillet, le violoniste Renaud Capuçon. L’an dernier il était déjà venu pour des sonates de Beethoven et Schoenberg et il avait attiré 2 000 personnes. Là, il jouera des musiques de films signées Michel Legrand, Vladimir Cosma, Ennio Morricone, John Williams, Philippe Sarde (pour l’Affaire Thomas Crown, Rabbi Jacob, Cinema Paradiso ou Les choses de la vie).

« Je suis là depuis 10 ans. Il faut se renouveler, c’est la vie. »

Jean-Louis Grinda, directeur des Chorégies

Jean-Louis Grinda insiste « Je regrette amèrement ce qui se passe. Il y avait 13 propositions de spectacles cet été, il n’y en aura plus que 6 en 2026. J’ai fait au mieux avec mon cœur et mon savoir-faire. Mais ce temps suspendu budgétaire, ces incertitudes plombent l’avenir et nous obligent à réduire la voilure. Je peux garantir la programmation mais pas les recettes ».

Jean-Louis Grinda qui est par ailleurs un metteur en scène réputé qui parcourt la planète, du Met de New-York à la Scala de Milan a aussi reconnu que le fait que le statut des Chorégies soit passés de SPL (Société publique Locale) à EPCC (Etablissement public de coopération culturelle) change la donne et l’oblige à renoncer « à des pans entiers » de son activité professionnelle . Il a ajouté « De toutes façons, il n’est pas sain de rester longtemps au même poste, je suis là depuis 10 ans, il faut se renouveler, c’est la vie. Donc je vais tirer ma révérence mais je suis quand même très inquiet pour le personnel qui donne tant depuis si longtemps aux chorégies et à ce public qui les suit avec passion. »

Quel avenir pour les Chorégies ?
En ces temps d’incertitude politique, économique, sociale, la culture n’est pas forcément une préoccupation majeure pour tous. Et nombre de participants à cette présentation qui applaudissent depuis des décennies les grands chanteurs et orchestres internationaux invités des Chorégies, se demandaient si ce n’était pas la fin d’une époque. En tout cas comme festival d’art lyrique. Puisque depuis des années, on programme de plus en plus souvent des concerts rock, des combats de boxe et d’arts martiaux au pied du fameux ‘Mur d’Auguste’, qui réussissent à attirer de plus en plus de monde, en particulier des jeunes.

Andrée Brunetti

*La billetterie de la saison 2026 des Chorégies d’Orange ouvrira le 15 décembre prochain et dès le 8 décembre pour les adhérents de l’Association des Amis des Chorégies d’Orange.


Chorégies d’Orange : une démission pour un festival de moins en moins lyrique ?

Les Chorégies d’Orange, le plus vieux festival d’art lyrique au monde, risquent-elles de se fracasser sur le Mur d’Auguste à cause de leur fragilité financière ? C’est la question que l’on se pose quand on lit les 55 pages du rapport de la Chambre Régionale des Comptes de Provence-Alpes-Côte d’Azur sur lequel nous allons y revenir en détails.

Et pourtant, depuis 2 000 ans, ce Théâtre Antique Romain de 8 313 places s’impose avec majesté au coeur de la Cité des Princes. Classé au Patrimoine de l’Unesco, il abrite les Chorégies, le plus ancien festival lyrique du monde puisqu’il date de 1869, quand Bayreuth est né en Allemagne sept ans plus tard, en 1876, Vérone en 1913, Salzbourg en 1920 et Aix-en- Provence 1948.

Que d’émotions avec Verdi, Puccini, Donizetti, Bizet, Rachmaninov, Chopin ou Paganini. Que de divas nous ont enchantés : Montserrat Caballé, Teresa Berganza, Barbara Hendricks, Béatrice Uria-Monzon, Angela Gheorghiu, Viorica Cortes, Inva Mula, Patrizia Ciofi, Renée Fleming, Hasmik Papian, Norah Amsellem, Leonie Rysanek, Cecilia Bartoli ou Anna Netrebko.

Que de tenors et baryton ont mis le feu aux gradins : Luciano Pavarotti, Placido Domingo, José Carreras, Leo Nucci, José Van Dam, Ruggero Raimondi, Roberto Alagna, Rolando Villazon, Alain Fondary, Gabriel Bacquier, Vittorio Grigolo, Juan-Diego Flores, Giaccomo Aragall, Jonas Kaufmann.

Roberto Alagna dans Tosca. © DR-Chorégies

Que de musiciens magnifiques, pianistes et violonistes ont fait vibrer les spectateurs : Martha Argerich, Lang Lang, François-René Duchâble, Evgeny Kissin, Nicolas Lugansky ou encore Vadim Repin, Maxim Vengerov et Nemanja Radulovic.

Que de chefs d’orchestres prestigieux sont venus du monde entier : Karl Böhm, Lorin Maazel, Daniel Barenboim, John-Eliot Gardiner, Jean-Claude Casadesus, Michelangelo Veltri, Pinchas Steinberg, Georges Prêtre, Michel Plasson Tugan Sokhiev, Riccardo Chailly, Myung Whun Chung, Jesus Lopez-Coboz.

Voilà pour toutes les émotions que nous ont offertes les Chorégies. Mais quand on lit le Rapport d’observations (à consulter en fin d’article) de la Chambre régionale des comptes (CRC) de Provence-Alpes-Côte d’Azur sur les exercices comptables de 2013 à 2021 on ne peut que s’inquiéter. 9 ans passés au crible et « Un modèle économique fragile identifié de longue date qui remonte à 2013 ».

« A Orange, la structure est dépendante de la réussite commerciale de sa programmation artistique. »

« Comme pour chaque contrôle, nous avons travaillé en binôme, explique Didier Gory, vice-président de la CRC et co-auteur du rapport avec un magistrat. Nous avons d’abord remarqué que ces Chorégies ont un taux d’autofinancement de près de 80%, fondé sur la billetterie. Dans les autres festivals, c’est le contraire, elle ne représente que 20% du budget ». Du coup, à Orange, la structure est dépendante de la réussite commerciale de sa programmation artistique. Et le déséquilibre majeur débute en 2013 avec l’annonce de deux représentations du ‘Vaisseau Fantôme’ de Wagner et d’un concert du chanteur-fétiche des Chorégies, Roberto Alagna. Pas de chance, faute de fréquentation, le Vaisseau Fantôme torpille le budget puisque la seconde représentation est retirée et l’annulation du récital du ténor pour raison de santé aggrave la situation (500 000€), le déficit s’élève alors à 1,6M€.

En 2016, après 35 ans de direction générale des Chorégies, Raymond Duffaut démissionne et le nouveau directeur, Jean-Louis Grinda, venu de l’opéra de Monte-Carlo annonce « Tourner la page » en élargissant la programmation à la danse, au ciné-concert, à des musiques actuelles pour attirer les jeunes générations. « Stop aux tubes. Sortons des sentiers battus, de Carmen, Tosca, Turandot, Traviata, Lucia du Lammermoor qu’on voit de longue. Innovons, surprenons le public, faisons venir des artistes qu’on n’a jamais vus ici ».

Le 150e anniversaire des Chorégies d’Orange. © Colas Declerq

Un premier coup de semonce en 2017
En 2017, stupeur et tremblements. On apprend que « Les Chorégies pourraient mettre la clé sous la porte, la Société Générale refuse un prêt à court terme et les autres banques mettent leur veto pour faire face au déficit cumulé de 1,5M€ » explique Jean-Louis Grinda. Et il s’étonne que « Le Festival d’Aix-en-Provence reçoive 8,5M€ de subventions quand nous n’en avons que 900 000€ ». Autre constat, dans la série deux poids deux mesures, Aix touche 16% de ses recettes sous forme de mécénat quand à Orange elles n’ont droit qu’à 5,3%.

« Le Festival d’Aix-en-Provence reçoit 8,5M€ de subventions quand nous n’en avons que 900 000€ ».

Jean-Louis Grinda, directeur général des Chorégies

Les collectivités à la rescousse
Branle-bas de combat : à la veille du 150e anniversaire des Chorégies et d’un risque imminent de cessation de paiement, une réunion de crise est organisée au Conseil Départemental de Vaucluse à Avignon avec le président Maurice Chabert, le président de la Région Sud, Renaud Muselier venu ‘fissa’ de Marseille, des représentants du préfet, de la Direction des affaires culturelles et de la ministre de la culture qui n’est autre que Françoise Nyssen, la patronne des Editions Actes-Sud à Arles qui se ‘décarcasse’ pour sauver ce festival hors norme.

« On passe de la gestion associative à la gestion par une SPL (société publique locale) est-il écrit dans le rapport de la CRC »Mais le choix de ce statut présente des limites puisque, notamment, l’Etat est exclu de facto de la gouvernance ». Et face au risque imminent de liquidation, la collectivité régionale s’engage dans un plan de sauvetage-express : il apporte une enveloppe de 2,6M€ et triple son financement annuel. Sauf que, de fait la Région paraît porter seule les Chorégies » alors que Renaud Muselier, lors de la réunion de crise avait vigoureusement martelé « Il n’est pas question que les collectivités locales soient le tiroir-caisse des Chorégies ».

« Il n’est pas question que les collectivités locales soient le tiroir-caisse des Chorégies ».

Renaud Muselier, président de la Région Sud

La CRC ajoute « Ce changement de mode de gestion n’a pas éloigné définitivement le spectre des difficultés financières. Il s’est opéré de façon précipitée et sans réflexion préalable. Du coup la SPL se retrouve avec une légitimité particulière, au détriment d’une logique plus collective avec davantage de financeurs publics ». Ce que le rapporteur traduit verbalement en disant « La faiblesse de cette solution, c’est qu’il est difficile de bâtir un projet artistique partagé, de convaincre et de trouver des mécènes et donc d’optimiser les retombées économiques ».

Accalmie en 2019, puis une rechute à partir de 2020 à cause du Covid
Pour l’anniversaire des 150 ans (1869-2019), un ange passe, on respire avec Don Giovanni, Guillaume Tell, Roméo & Juliette, Jeff Mills et la Symphonie n°8 de Mahler. Plus de 40 000 fans ravis.
En 2020, rechute. Covid oblige, l’édition est annulée, en 2021, la fréquentation est divisée par deux (pass sanitaires, masques, éloignement des spectateurs). Et c’est dommage puisque sont à l’affiche la vibrante mezzo-soprano Cecilia Bartoli, le flamboyant violoniste Nemanja Radulovic et le duo Marie-Nicole Lemieux – Roberto Alagna dans un éblouissant « Samson et Dalila » de Saint-Saëns dans des gradins à moitié vides et des recettes forcément en chute libre. « Un équilibre économique pulvérisé » commente avec tristesse Jean-Louis Grinda.

Parmi les constats de la CRC : « Une fréquentation atone et sans aucune mesure avec la capacité d’accueil du Théâtre Antique, une absence de projet stratégique partagé, une surestimation chronique et systématique des recettes, des procédures de passation des marchés entachées d’importantes irrégularités puis’aucune dépense n’a fait l’objet d’une procédure de marché public ».

Les spectateurs de la Traviata en 2019. © DR-Chorégies

Un site presque trop grand ?
D’autres réalités locales sautent aux yeux : au pied du Mur d’Auguste la scène mesure 61m, alors qu’à Paris, celle de l’opéra Garnier est de 51m, ce qui implique des décors plus grands, davantage de figurants, des masses de choristes supplémentaires, donc des productions plus chères. L’âge moyen des spectateurs 64 ans, avec une majorité de retraités, donc pour élargir la fréquentation, il faut attirer des jeunes, l’hôtellerie propose seulement 837 chambres à Orange, l’Office de Tourisme ne renseigne pas sur le programme mis à part quelques flyers.

Solutions en vue ?
Heureusement, des solutions sont préconisées, des recommandations mises en avant pour pérenniser les Chorégies. Notamment le passage du statut de SPL en EPCC (Etablissement public de coopération culturelle, comme Le Pont du Gard), qui associera plusieurs partenaires dont l’Etat, mobilisera des fonds, proposera une offre culturelle plus large. Elles ont fait leurs preuves depuis 1869, l’excellence est leur ADN. « Fini le chacun pour soi, il faut absolument jouer collectif » insiste le rapporteur. « Elles doivent absolument garder leur place parmi les plus grands festivals de la planète avec un projet stratégique, une traçabilité des opérations comptables et des procédures de mises en concurrence des achats ».

Rappelons que seulement 7 salariés portent ce festival sur leurs épaules, ils travaillent d’arrache-pied à l’année au Théâtre Antique, aidés pendant la saison haute des décorateurs, costumiers, maquilleurs, ingénieurs du son, électriciens… pour des fréquentations qui font du yoyo, 38 900 spectateurs en 2010, 35 000 en 2011, 59 000 en 2015, 54 000 en 2017 (quand elles ont failli mettre la clé sous la porte…) et 34 000 cet été. C’est dire si l’épée de Damoclès est toujours là…

Cliquez sur les 3 visuels ci-dessus pour consulter
le rapport d’observations définitives de la Chambre régionale des comptes Provence-Alpes-Côte d’Azur
et également
les réponses de messieurs Renaud Muselier et Christian Estrosi.

https://www.echodumardi.com/tag/art-lyrique/   1/1