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Lettre à mes concitoyens et à Monsieur le président de la République

Tanguy Barthouil

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Tous les Barreaux de France sont donc en grève totale depuis le 6 janvier dernier. Cela n’était jamais arrivé dans l’histoire. Ce n’est peut-être pas pour rien.

Notre entrée dans la danse des contestataires de la réforme des retraites est motivée par des raisons professionnelles graves : une augmentation si importante de nos cotisations qu’elle condamnera à la disparition des dizaines de milliers d’avocats (au premier rang desquels ceux qui défendent les plus modestes des justiciables) ; la spoliation par l’Etat (via la disparition de notre caisse de retraite autonome qui serait fondue dans celle générale de la retraite) des deux milliards de réserve que nous avons patiemment et prudemment réalisées depuis 1945 (quand on nous a refusé, comme aux médecins libéraux, l’accès à la solidarité nationale) et après paiement de toutes les taxes et impôts existants – étant rappelé que nous n’avons jamais coûté un centime à l’Etat et que nous lui versons en revanche chaque année environ 100 M€ en vue de participer à combler les caisses déficitaires ; enfin, la baisse conséquente, en l’état du projet de loi, de nos retraites – que nous prenons rarement avant 67 ans et souvent bien plus tard n’étant, pour l’immense majorité d’entre nous, pas les nantis que l’on dit.

■ Retraite

La réforme des retraites n’est pas la première qui atteint les avocats. Elle suit et précède des réformes incessantes qui, depuis des années, plombent littéralement la justice française ; par ailleurs, maintenue en manque constant de magistrats et greffiers. Notre entrée dans la danse des contestataires est aussi et surtout motivée par des raisons encore plus graves ; qui vous concernent tous celles-là, habitants de France.

■ Réforme de la procédure civile

Le 1er janvier 2020 est ainsi brutalement entrée en vigueur une modification majeure de la procédure civile. Loi dont le décret d’application a été pris au moment des fêtes de fin d’année. Or, cette réforme inutile, mal préparée, mal rédigée, incomplète et absconse a pour effet de bloquer un peu plus encore le fonctionnement de la justice et de limiter l’accès du citoyen à celle-là. Comment dès lors ne pas songer que tout cela est peut-être fait à dessein ? Serait-ce en vue d’installer plus facilement et plus massivement l’intelligence artificielle en remplacement à terme des magistrats, greffiers et avocats ? Au lieu que cette dernière fût mise à leur service ? Serait-ce la seule justice digne d’une start-up nation ? Une justice rapide, froide, mais rentable. Justice, devenue coquille vide d’être non humaine, crachant la loi statistique ; mais certainement plus le Droit tel que Rome l’a inventé pour l’Occident. Le Droit, c’est-à- dire le contraire du tordu ; donc le contraire de l’injuste.

■ ‘Un avocat, c’est un bouclier et une épée’

« C’est celui qui protège et qui sait prendre des risques. Au service des biens et de la liberté de ceux qu’il sert » (O. Debouzy). Tous ceux qui ont eu à faire douloureusement porter leur voix en justice et ont eu, pour ce faire, à leurs côtés, un avocat, digne de son serment, savent cela. En leurs âme et tripes. Depuis des mois, les danseurs de l’Opéra de Paris se produisent dans la rue, tandis que les agents des services pénitentiaires crient leur détresse. Comme les médecins et personnels des services hospitaliers qui, eux, hurlent au nom de leurs patients, vous et moi, qu’ils ne peuvent plus soigner correctement. Sans parler du désarroi et de la colère des professeurs, de leurs élèves et étudiants écrasés eux aussi de réformes excessives. Sans oublier une seconde la situation de nos forces de l’ordre, etc.

■ Où est passée la restitution du Grand débat ?

Nos services publics se défont tous en même temps alors pourtant que le PIB (Produit intérieur brut) de la France est l’un des plus élevés du monde, comme le sont les impôts que nous payons. Où est donc cette fortune, fruit de notre travail ? S’il n’y avait que cela. Mais, il y a bien plus encore. Depuis plus de deux ans maintenant, vous voulez nous faire croire, Monsieur le Président, que vous nous consultez et que notre avis compterait pour vous. Mais alors que sont devenus les cahiers de doléances que tant d’entre nous ont remplis ? Qu’en est-il de la restitution promise du Grand Débat -bien peu contradictoire au demeurant- que vous avez mené l’an passé ? Comment pouvez-vous, dans le contexte actuel, seulement envisager de recourir à l’article 49-3 de la Constitution pour l’adoption de la réforme des retraites ?

 

■ Actes de puissance versus actes de sagesse ?

Ignorez-vous que les lois ne doivent pas être des actes de puissance, mais de sagesse, de justice et de raison ? Et que le législateur (que vous êtes de fait) doit exercer moins une autorité qu’un sacerdoce, comme le rappelait J. M. Portalis en 1801 ? Pourquoi enfin chercher à nous convaincre de nier les évidences les plus élémentaires : il y a sur cette terre des êtres humains et des animaux, des femmes et des hommes, des vieux et des jeunes, le vrai et le faux, le bien et le mal, de l’intelligence et de la bêtise, etc. Et tout cela ne se vaut pas, ni n’est pas, non plus, relatif. Il nous faut écouter Daniel Tammet quand il nous affirme qu’un être humain sans intérêt, sans valeur, sans dignité, ça n’existe tout simplement pas !!

 

■ Algorythmes et réalité humaine

Il nous faut rejoindre Bertrand Vergély quand il constate que la modernité ne vit plus pour la vie. Que la technique et le pouvoir ont pris le dessus. Que le pouvoir sur la vie est devenu plus important que la vie. Qu’avec la modernité on est rentré dans un monde dangereux car fondé sur la négation de la réalité humaine. Un monde où l’on envisage avec sérieux désormais, et investissements financiers massifs à l’appui, la grossesse masculine, l’autofécondation féminine, l’utérus artificiel – donc, à terme, l’ectogenèse (utérus artificiel); par conséquent, un jour plus ou moins proche, non plus la conception, mais la fabrication, à titre onéreux, des êtres humains. Le tout dès à présent sur fond de domination exponentielle et mondiale des Gafams (les géants du web Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et d’anéantissement de notre droit, humaniste, latin au profit de celui, utilitariste, anglo-saxon. C’est-à-dire sur fond de basculement de la relation civile, entre personnes, vers une relation exclusivement commerciale (puisque corps humain compris, désormais) entre cocontractants.

■ L’homme précarisé et surveillé ?

Avec, pour probable résultat à terme, l’instauration en Occident d’une ploutocratie faussement participative (F. Defferard) qui rejoindra tôt ou tard le post- communisme (capitalisme couplé au totalitarisme) déjà à l’œuvre en Chine. Par conséquent, l’apparition d’une nouvelle nomenklatura, aussi ultra-riche qu’elle sera ultra-minoritaire, qui vivra sur le dos de l’immense majorité de ses semblables ; quant à eux googlelisés, uberisés et autres deliverooisés ; bref, précarisés et surveillés ad vitam aeternam.

■ Quel but donnons-nous à la vie ?

André Malraux, en 1967, a écrit que la civilisation occidentale est la première de l’histoire de l’humanité dans laquelle l’Homme n’a aucun but. Monsieur le Président où nous conduisez-vous ? Il est plus que temps de nous répondre. Mais, je vous en prie, en le faisant « pour de vrai » ; comme disent les tout petits enfants, avant que d’avoir appris à… éluder. « Je vois se construire un monde où ce ne sera pas assez dire que l’Homme n’y pourra vivre ; il y pourra vivre mais à la condition d’être de moins en moins homme » (Georges Bernanos). Qui, de sensé, pourrait souhaiter l’avènement d’un tel enfer sur la terre ? «Tout ce que tu feras sera dérisoire, mais il est pourtant essentiel que tu le fasses », a dit un jour le Mahatma Gandhi. Certes. C’est pourquoi, ce 16 février 2020, en mon modeste cabinet de la banlieue d’Avignon, j’ai écrit ces quelques lignes.

 

Tanguy Barthouil, avocat

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