Ébranlé par les crises du spectacle vivant, le Festival Off d’Avignon affiche pourtant en 2025 des chiffres historiques : plus de 1 700 spectacles, 80 000 cartes vendues, et une billetterie en plein essor. Mais alors que la mairie, l’État et les compagnies misent sur ces ressources, interrogations et risques planent, notamment autour des loyers des logements pour les artistes techniciens et professionnels de la diffusion, des créations et de l’avenir du modèle économique du Off.
Le Festival Off d’Avignon, ce mastodonte du spectacle vivant, semble se porter paradoxalement bien : en pleine crise d’une filière frappée par la baisse des subventions et l’incertitude économique, il enregistre en 2025, pour sa 59e édition, une augmentation notable de sa fréquentation et de ses recettes. Harold David, directeur délégué d’AF&C (Avignon Festival & Compagnies), en esquisse les enjeux dans une interview révélatrice, entre fierté, responsabilité et inquiétudes.
Une croissance fulgurante… et fragile
Selon Harold David, « plus c’est la crise dans le monde du spectacle vivant … plus le Off se porte bien aujourd’hui ». Cette surprenante corrélation traduit un paradoxe : alors que les compagnies peinent à faire tourner leurs spectacles hors festival, elles affluent à Avignon, considérant le Off comme une ultime planche de salut et, surtout, un lieu de visibilité nationale et internationale. Résultat : une demande de participation record.

Les chiffres
Les chiffres récents confirment cette dynamique. En 2025, le Off propose 1 724 spectacles dans 139 lieux et 241 salles. La billetterie est à l’image de cette explosion : plus de 80 000 cartes vendues, un bond notable par rapport aux éditions précédentes, d’après Harold David, puisque l’augmentation est de 27 % en un an. Ces résultats illustrent un regain de vitalité : en 15 ans, jamais le nombre de cartes n’avait dépassé les 60-65 000. Mais cette croissance porte un visage double. En 2023, une étude interne menée par AF&C révèlait que 80% des compagnies obtenaient moins de 5 dates de tournée après le festival, ce qui suggère que malgré l’engouement du public, la diffusion restait largement concentrée. D’après Harold David, seules 20% des compagnies et structures de production réussissaient à tirer leur épingle du jeu en termes de redéploiement des spectacles après leur participation au festival.
Capitaliser pour redistribuer
Face à ce constat, AF&C entend jouer un rôle de régulateur et de soutien : « cette situation paradoxale … nous amène effectivement à être pourvus de ressources et de moyens nouveaux dont ne disposait pas AF&C précédemment », explique Harold David. Ces moyens ont vocation à être redistribués vers les compagnies, notamment via des dispositifs de soutiens, ceux-ci permettant de modifier structurellement le modèle économique du Off.
Des loyers estivaux qui explosent
À l’heure actuelle, les loyers estivaux explosent, particulièrement pour les compagnies qui cherchent à se loger en intramuros -le graal- ou au plus proche des remparts historiques de la ville : « on a atteint des niveaux délirants de loyers, proches de ceux de la Côte d’Azur en pleine saison», déplore le directeur. Sans régulation municipale, la pression immobilière et touristique menace l’équilibre économique de nombreux artistes.

Un modèle économique audacieux
Pour stabiliser ses finances et renforcer son indépendance, AF&C mise sur Ticket’Off, sa propre plateforme de billetterie. En 2025, Ticket’Off a connu une croissance spectaculaire : de moins de 100 000 billets vendus en 2022, on passe à presque 300 000 cette année, via la plateforme. Ce développement permet non seulement de réduire la dépendance vis-à-vis des plateformes privées, mais aussi d’alimenter un fonds de soutien aux compagnies : 250 000€ ont ainsi été redistribués cette saison. Harold David évoque un horizon stratégique inédit : si cette trajectoire se poursuit, AF&C pourrait entamer différemment ses relations auprès des pouvoirs publics. « Quand le Festival Off s’autonomise, ce n’est pas la même chose que quand vous arrivez devant d’éventuels partenaires financiers publics ou professionnels en disant : “on a besoin de votre aide” », affirme-t-il.
Vers plus de reconnaissance politique et internationale
Cette montée en puissance s’accompagne d’une ambition politique. Pour Harold David, le Off ne doit plus rester un ‘impensé politique’ selon la formule de Pierre Beyffette (Président du festival off de novembre 2016 à décembre 2020) : il faut en faire un projet volontaire, incarné dans une vision retenue, et non subie proposée par le Conseil d’administration d’AF&C et validé par les adhérents de l’association. Il souhaite plus de diversité dans la programmation des compagnies, notamment internationales : la prochaine édition mettra l’accent sur la Méditerranée avec, notamment, des artistes algériens, marocains, tunisiens, égyptiens, libanais… L’objectif est clair : inscrire Avignon comme une place de marché théâtrale globalement reconnue au niveau international.
Des théâtres labellisés
Par ailleurs, AF&C a créé un label professionnel, le Label’Off, qui rassemble aujourd’hui 70 salles certifiées. Ce standard vise à garantir des conditions d’accueil équitables pour les compagnies et le public, et à renforcer la légitimité professionnelle des théâtres hors sélection artistique. Harold David espère que les théâtres vont s’emparer massivement de ce nouveau dispositif.

Le spectre de l’effondrement
Pourtant, cette belle mécanique comporte des fragilités sévères. Plusieurs dramatiques menaces planent : la fin de la convention de l’intermittence, prévue pour fin 2026, coïncidera avec des élections présidentielles. Harold David redoute qu’un changement de gouvernement ne bouleverse l’équilibre actuel : « ça pourrait complètement remettre en cause les équilibres du Off ».
La montée en puissance de Ticket’Off
Par ailleurs, si Ticket’Off marche, sa montée en puissance pourrait susciter des résistances, notamment de la part de structures qui craignent de perdre leur autonomie en la matière ou leur modèle de billetterie. Sans parler du risque d’’effondrement de la bulle’ : rien ne garantit que cet afflux de public perdurera si les conditions politiques, économiques ou climatiques changent.
Une histoire à préserver & 60 ans à fêter
Enfin, le directeur délégué d’AF&C rappelle que le Off ne peut avancer sans se souvenir de ses racines. Il évoque les trois grandes périodes historiques du festival — de 1966 à 1982, puis jusqu’en 2006, puis de 2006 à 2020, qu’il estime trop peu documentées. Pour lui, valoriser cette mémoire est essentiel : «on sait où l’on va quand on sait d’où l’on vient ». Il évoque, pour l’édition 2026 et la 60e édition du Festival Off une parade à la dimension plus créative, des concerts sortant de l’ordinaire, des événements symboliques autour des lieux patrimoniaux, l’invitation de figures emblématiques du festival qu’elles soient encore vivantes ou honorées par la mémoire, afin d’ancrer une vision à la fois historique et prospective.

Le colosse aux pieds d’argile
Le Festival Off d’Avignon, tel un colosse aux pieds d’argile, déploie aujourd’hui des forces inédites : une fréquentation record, un élan économique, une structuration plus stratégique, mais il reste fragile : dépendant des politiques publiques, exposé à la flambée des loyers et vulnérable aux chocs institutionnels. Harold David, comme le souhaite le Conseil d’administration d’AF&C, tente de transformer cette puissance en levier systémique : soutenir financièrement les compagnies et les structures de production, stabiliser les salles, diversifier l’offre aussi bien géographiquement qu’artistiquement. Le pari est audacieux : faire du Off non seulement un marché, mais aussi et surtout un événement porteur d’une vision politique du théâtre, un projet durable tout autant qu’un espace de transmission. Une chose est sûre, l’avenir du festival Off Avignon reste intimement lié à sa capacité à préserver son âme.
Mireille Hurlin
























































