Sur l’île de Nantes, d’antiques nefs industrielles des anciens chantiers navals Dubigeon abritent un bestiaire fantastique : éléphant, héron, chenille, créatures marines… Chaque machine, imaginée par François Delarozière, fait vibrer l’imaginaire grâce à une chorégraphie lente, sensorielle et enveloppante. Une expérience poétique et participative, entre théâtre de rue et ballet d’ingénierie.
En ce début de matinée d’une grise journée de juillet, l’air est lourd et humide. Le ciel, sans être menaçant, diffuse une lumière laiteuse sur le parvis des Nefs. C’est ici que débute la visite. Au fond de la halle, 145 mètres plus loin, en provenance de l’esplanade des Riveurs, au sud, un son étrange fend l’atmosphère : un barrissement puissant, presque animal. Puis une trompe émerge, des défenses, enfin la tête massive d’un éléphant. Le public retient son souffle. Comme dans un western mécanique, l’arachnée géante du Dr Loveless laisse place ici à un pachyderme majestueux, de bois et d’acier. Les enfants s’élancent, les adultes dégainent leur smartphone. Le Grand Éléphant vient d’entrer en scène.
Le géant mesure 12 mètres, pèse 48 tonnes, sa peau est en tulipier huilé, ses articulations en métal luisant. Il avance sans trembler, glissant doucement sur ses roues. Il traverse le vaste hangar dans toute sa longueur avant de s’arrêter à son extrémité nord pour faire descendre les passagers. Puis, après une courte pause, il embarque de nouveaux voyageurs et repart.
Le bois crisse, les vérins soupirent, les engrenages chantent. C’est une parade poétique et artisanale. Tout au long de sa déambulation, le machiniste caché dans ses flancs active sa trompe, fait jaillir des jets d’eau, interagit avec les enfants. Le spectacle n’est pas seulement sur l’animal, mais tout autour : éclats de rire, applaudissements, éclaboussures.


Dans la Nef, sur la droite, un escalier permet d’accéder à l’étage. Depuis la coursive suspendue, le regard plonge sur l’atelier de La Machine : une fourmilière d’artisans où naissent les chimères de demain. On y entend le choc du métal, le souffle des compresseurs, le martèlement régulier de la construction en cours. François Delarozière, diplômé des Beaux-Arts, formé au théâtre de rue, dirige cet atelier depuis 1999. À Nantes, il a conçu l’Éléphant, la Galerie, le Carrousel. Mais ailleurs, il est aussi le père d’autres animaux mécaniques, tous plus baroques et sophistiqués les uns que les autres : le Minotaure à Toulouse, le cheval-dragon Long Ma aujourd’hui à Pékin, La Gardienne des Ténèbres conçue pour le festival Hellfest, ou encore le Varan de Voyage, actuellement en chantier. Ce reptile urbain de 14,8 mètres de long et 22 tonnes présente des formes plus compactes que celles du Dragon de Calais, son aîné articulé. Tous deux évolueront sur la Côte d’Opale, où le Varan rejoindra son cousin draconique à partir du 7 novembre 2025.
Théâtre mécanique dans la Nef
Au bout de la coursive aérienne, l’expérience se prolonge à l’extérieur sur une immense branche métallique suspendue dans les airs : 20 mètres de long, 20 tonnes. Il s’agit du premier prototype de l’Arbre aux Hérons, un projet monumental resté à l’état de rêve, mais qui irrigue encore tout le site. Imaginé comme une œuvre totale de 35 mètres de haut et 50 mètres de diamètre, cet arbre d’acier aurait accueilli dans ses branches des créatures mécaniques, et au sommet, un couple de hérons.
Si l’Arbre ne s’est jamais élevé, sa présence est partout : dans la scénographie générale du lieu, dans l’imaginaire des visiteurs et surtout dans la Galerie des Machines, à laquelle on revient en redescendant sous la grande verrière. Elle prend la forme d’un atelier-théâtre. Le public circule d’un poste à l’autre, observant, questionnant, manipulant parfois. Spectateurs, mais aussi acteurs de l’instant, les visiteurs participent à la mise en mouvement des créatures issues de l’Arbre aux Hérons, rêve grandiose suspendu dont certaines chimères ont pourtant vu le jour. La Galerie fait aussi office de laboratoire : chaque mouvement y est testé, affiné, confronté aux réactions des gens. Un enfant pilote une chenille articulée ; deux intrépides s’envolent dans les nacelles d’un échassier de huit mètres d’envergure.
À chaque démonstration, les applaudissements jaillissent. Ce n’est pas un simple musée animé, c’est une scène. Et chaque machine y joue son rôle avec justesse et grâce. François Delarozière a imaginé ses créatures comme des fables mécaniques, un art vivant de l’ingénierie sensible. Cofondateur du projet avec Pierre Orefice, compagnon de route rencontré au sein de Royal de Luxe, il crée ensuite l’association La Machine, berceau de toutes ses œuvres.

Plongée fantastique au Carrousel des Mondes marins
À la sortie de la Galerie, le parcours se poursuit naturellement vers une autre fable mécanique. À quelques pas, en contrebas, à proximité des anciennes cales des chantiers navals et près de la Loire, se dresse un manège monumental : le Carrousel des Mondes marins. Il abrite une ménagerie aquatique : méduses translucides, poissons-lanternes, calmar à rétropropulsion, crabes articulés. Chacun de ses trois niveaux plonge dans un univers singulier : les abysses en bas, les fonds marins au milieu et la surface de la mer tout en haut. Les sons y varient, les lumières s’adaptent, les machines se manipulent. Ici aussi, le pachyderme majestueux s’avance lentement, fait une halte et invite de nouveaux passagers à embarquer. Le lien entre les mondes est assuré par cet éléphant : entre terre, eau et air, les frontières se dissolvent.
En remontant doucement vers la Nef, le parcours retrouve la trace suspendue de l’Arbre aux Hérons. Juste en dessous de la branche monumentale, la boutique-librairie condense l’expérience : livres illustrés, croquis, objets et affiches y composent une galerie d’imaginaire à emporter. La visite se termine comme une parenthèse onirique. On a arpenté les allées d’un ancien chantier naval, effleuré des articulations mobiles, écouté le chant des pistons et ressenti une émotion brute. Les Machines de l’île, inventées par Delarozière, n’offrent pas des chimères décoratives, mais des fables en mouvement. L’Arbre aux Hérons, bien qu’il ne se soit jamais élevé, devait pourtant perpétuer ce songe à quelques centaines de mètres d’ici, dans la carrière Misery, sur la rive nord de la Loire. Il aurait fait face à l’ancienne minoterie, aujourd’hui en pleine transformation pour accueillir le futur musée Jules Verne. Deux mondes parallèles, pensés comme des vigies poétiques, unis par une même volonté de nourrir l’imaginaire. « Il n’y a pas de rêves inutiles », prônait l’écrivain nantais. À Nantes, ses rêves s’animent encore sous nos yeux.
Les Machines de l’île
Boulevard Léon Bureau, sur l’île de Nantes, face à la Loire.
Ouvert du mardi au dimanche, de 10 h à 19 h (dernière admission à 17 h 15).
Billetterie : entrée gratuite pour l’esplanade et voir le Grand Éléphant de l’extérieur. Accès payant pour la Galerie des Machines, le Grand Éléphant (balade) et le Carrousel des Mondes marins. Réservation en ligne recommandée.
Durée de visite : 2 à 3 heures selon les options choisies.
Alberto Rodriguez Pérez (L’Informateur Judiciaire), membre du Réso Hebdo Eco